Une authentique fraternité

Frères et sœurs, membres d'une fraternité de prière au sein de laquelle nous sommes appelés à vivre la gratuité du don de l'intercession les uns pour les autres, je vous propose de méditer ces quelques lignes extraites du texte « Qui es ton frère ? » dans Homélies et méditations, (Karl RAHNER, Paris, Salvator, 2005, p. 531-533) :

L’amour chrétien du prochain, la fraternité prennent une tout autre signification et une tout autre dignité, si on les vit comme une manière concrète de réaliser l’amour de Dieu et non comme une obligation secondaire, imposée comme un commandement divin. Tout se passe, dans notre vie chrétienne ordinaire, comme si on ne devait finalement obtenir son salut que par la prière, la réception des sacrements, la participation à l’Eucharistie, la fuite devant le péché ou le pardon des péchés ; tout se passe comme si, pour réaliser cet objectif, on devait éviter les gros manquements contre les obligations que nous avons envers le prochain. Mais la vie chrétienne n’apparaît-elle pas dans une tout autre lumière, si l’adage « sauve ton âme » devient tout naturellement et automatiquement « sauve ton prochain » ?

A considérer la vie chrétienne ordinaire, il semble que la conscience morale du chrétien moyen soit dominée par l’idée que l’amour du prochain est accompli, lorsqu’on ne lui a rien fait de mal et qu’on a satisfait aux obligations spécifiques qu’il a le droit d’exiger. Mais en vérité le « commandement » d’aimer notre prochain, en union avec l’amour de Dieu, nous demande de briser notre égoïsme, de dépasser l’idée selon laquelle l’amour du prochain ne serait, au fond qu’une réglementation intelligente d’exigences réciproques et un accord uniquement fondé dur le couple « donner et recevoir ». En réalité, l’amour du prochain n’atteint sa vraie dimension que dans le renoncement aux calculs, dans la disposition à aimer sans attendre de récompense, l’acceptation de la folie de la croix.

…En comprenant qu’amour du prochain et fraternité sont au fond des mots de signification identique, en préférant le mot fraternité à celui d’amour du prochain – car il risque moins d’être interprété dans le sens d’une obligation particulière dispensant notre cœur de son plus haut devoir – nous avons tout bonnement défini, par l’unité nécessaire de la fraternité et de l’amour de Dieu, l’unique et global devoir du christianisme et de l’homme tout entier.

Mais il faudrait éviter de donner au terme de fraternité une signification tout bonnement sentimentale.

…Nous devrions nous demander avec effroi : ai-je déjà aimé sans que répondent à cet amour ni écho, ni récompense, ni reconnaissance, ni confirmation, ai-je déjà aimé avec l’impression terrible de n’être qu’un pur imbécile, quelqu’un qui s’est fait avoir et exploiter ? L’amour désintéressé ne se réduit certainement pas à ce type d’expérience et de mise à l’’épreuve, car il reste, en soi, une expérience de joie et de bonheur.

Merci à Evelyne Maurice, doyenne de l'Université Dominicaine Domuni International, de m'avoir signalé ce texte certes un peu difficile, mais tellement juste et interrogeant. Ce texte fait écho à la lettre proposée aux Lucioles en décembre 2020 ("Qu’ai-je fait de mon frère ? ").

Si nous avons déjà fait l'expérience de la phrase que je me suis permis de mettre en gras, ne désespérons pas du monde et des hommes ! Nous avons fait bien malgré nous une expérience de la croix. Le Christ, lui aussi, l'a faite "malgré lui", dans le sens où il ne la souhaitait pas : "Père, si tu veux écarter de moi cette coupe... Pourtant, que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise !" (Luc 22,42). Le Christ ne voulait pas mourir, il voulait nous sauver. C'est pourquoi il a accepté la volonté de son Père.

Il ne nous est pas demandé d'aimer la croix. Mais nous pouvons demander la grâce de l'accepter et demander à Jésus de la porter avec nous. Car il nous promet que la paix est possible :

"Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes." (Mt 11,29)

E.V.